17
L’ÉTÉ dans les Hellers était magnifique ; les neiges reculaient vers les plus hauts sommets, même à l’aube il y avait peu de pluie ou de neige.
« Une belle saison mais dangereuse, cousin Allart, dit Donal, sur le chemin de ronde des remparts. Nous avons moins d’incendies que dans les domaines des plaines, car notre neige s’attarde plus longtemps, mais les nôtres durent davantage à cause des résineux qui, dans la chaleur de ces journées, émettent des essences volatiles qui prennent feu aisément quand les orages d’été font rage. Et quand les résineux s’embrasent… »
Il fit un geste, écartant les mains, et Allart comprit ; lui aussi avait vu ces arbres prendre feu et flamber comme des torches en projetant des gerbes d’étincelles qui tombaient en pluie et propageaient l’incendie dans toute la forêt.
« C’est un miracle qu’il reste des résineux, si cela se produit tous les ans !
— C’est vrai. Je crois que s’ils poussaient moins vite, ces montagnes seraient dénudées et les Hellers un désert. Mais ils croissent rapidement et en un an les pentes sont de nouveau recouvertes. »
Bouclant les courroies de son harnais de vol autour de sa taille, Allart remarqua :
« Je n’ai pas volé dans un de ces engins depuis mon enfance. J’espère que je n’ai pas oublié !
— On n’oublie jamais, assura Donal. Quand j’avais quinze ans, quand je souffrais de la maladie du seuil, je n’ai pas pu voler pendant près d’un an. J’avais des vertiges, j’étais désorienté et quand je m’y suis remis, j’ai cru que j’avais oublié comment voler. Mais mon corps s’en est souvenu, dès que je me suis trouvé en l’air. »
Allart serra la dernière boucle.
« Devons-nous voler loin ?
— Par les chemins, ça prendrait plus de deux jours ; on y accède par des sentiers qui montent et descendent constamment. Mais à vol de kyorebni ce n’est guère qu’à une heure d’ici.
— Ne serait-il pas plus simple de prendre un engin aérien ? » demanda Allart, puis il se souvint qu’il n’en avait vu aucun dans les Hellers.
« Les gens de Darriel ont essayé. Mais il y a trop de contre-courants entre les sommets ; même avec un planeur, il faut choisir son jour avec soin, pour voler, et se méfier des orages et des sautes de vent. Une fois, j’ai dû rester assis sur un éperon pendant des heures, à attendre qu’un orage d’été se calme, dit Donal en riant de ce souvenir. Je suis rentré aussi dépenaillé et misérable qu’un lapin cornu qui a dû céder son terrier à un blaireau ! Mais je pense qu’aujourd’hui, nous n’aurons pas d’ennuis. Allart, tu as été formé dans une tour, connais-tu les gens de la Tramontane ?
— Ian-Mikhail de Storn en est un des gardiens et je me suis entretenu avec eux tous par les relais, de temps en temps, pendant ma demi-année à Hali. Mais je ne suis jamais allé personnellement à la Tramontane.
— J’y ai toujours été bien accueilli ; je crois même qu’ils sont heureux de recevoir de la visite. Ils sont comme des faucons dans leur aire, ils ne voient personne, de la fête du solstice d’été à la nuit du solstice d’hiver. Ce sera un plaisir pour eux de t’accueillir, mon cousin.
— Pour moi aussi. »
La Tramontane était la plus lointaine et la plus septentrionale des tours, presque totalement isolée des autres, mais ses opérateurs transmettaient des messages par les réseaux de relais et échangeaient des informations sur le travail qu’ils avaient effectué pour développer de nouveaux usages scientifiques des matrices. C’était eux, se souvint-il, qui mettaient au point les produits chimiques de lutte contre l’incendie, qu’on pouvait extraire des profondes cavernes sous les Hellers, eux qui les raffinaient et inventaient de nouveaux moyens d’utilisation, avec les arts des matrices.
« Est-il vrai qu’ils ont travaillé avec les matrices jusqu’au vingt-cinquième niveau ?
— Je le crois, mon cousin. Ils sont trente là-bas, après tout. C’est peut-être la plus lointaine des tours mais certainement pas la plus petite.
— Leur travail avec les produits chimiques est remarquable, encore qu’à la vérité j’aurais peur de faire certaines expériences qu’ils ont tentées. Cependant, ces techniciens prétendent qu’une fois les réseaux maîtrisés, une matrice de vingt-sixième niveau n’est pas plus dangereuse qu’au quatrième niveau. Je ne sais pas si j’aimerais me fier à la concentration de vingt-cinq autres personnes ! »
Donal sourit un peu tristement.
« J’aimerais bien connaître tout ça. Je ne sais que ce que Margali m’a appris, et le peu qu’ils ont eu le loisir de me dire quand je suis allé là-bas. J’ai rarement été autorisé à y rester plus d’un jour.
— Sincèrement, je crois que tu aurais pu faire un mécanicien, peut-être même un technicien, assura Allart en pensant à la rapidité avec laquelle le jeune garçon avait assimilé son enseignement, mais tu as un autre destin.
— C’est vrai. Je ne veux pas abandonner mon père ni ma sœur ; ils ont besoin de moi ici. Il y a donc bien des choses que je ne ferai jamais avec une matrice, car elles nécessitent la sécurité d’une tour. Mais je suis heureux d’avoir appris ce que j’ai pu, et rien au monde ne me cause plus de bonheur, dit Donal en frappant légèrement les montants de cuir et de bois de son planeur. Sommes-nous prêts à partir, mon cousin ? »
Il s’avança au bord du parapet, en agitant les longs volets de cuir des ailes du planeur pour capter les courants aériens, puis il s’élança dans les airs et s’envola en montant. Allart, les sens tendus, sentit tout juste le bord du courant ; il monta sur le parapet, éprouvant une légère crispation d’estomac en voyant le gouffre terrifiant au-dessous de lui. Pourtant, si un garçon comme Donal pouvait voler sans crainte au-dessus de ce précipice… Il se concentra sur la matrice, quitta le parapet et sentit le brusque vertige de la longue chute et la petite secousse du courant aérien qui le portait vers le ciel. Son corps s’équilibra vite, allongé sur le cadre intérieur, se pencha à droite et à gauche en maîtrisant l’équilibre du jouet. Il vit le planeur de Donal s’élever comme un faucon au-dessus de lui et saisit un courant ascendant pour le rejoindre.
Pendant les premières minutes, Allart fut si occupé à contrôler le planeur qu’il ne regarda pas du tout en bas, toute son attention appliquée à bien saisir le délicat équilibre, la pression de l’air et les courants d’énergie qu’il ne sentait que vaguement tout autour de lui. Cela le fit curieusement penser à ses jours à Nevarsin, quand il avait commencé à maîtriser son laran et appris à voir les êtres humains comme des tourbillons, des réseaux d’énergie et des courants de force, sans avoir conscience de la chair et du sang, du corps solide. Il sentait à présent que l’air était plein de ces mêmes courants de force. Si j’ai beaucoup appris à Donal, il ne m’a pas moins donné en échange, en m’enseignant cette maîtrise des courants aériens et des flots d’énergie qui imprègnent l’air tout comme la terre et les eaux… Jamais Allart n’avait eu conscience de ces courants de l’air et maintenant, il pouvait presque les voir, les trier et les choisir, les chevaucher pour s’élever à des hauteurs où le vent se ruait contre le frêle planeur, il pouvait galoper le long de ce formidable courant d’air, puis en choisir un autre pour redescendre à des altitudes plus sûres. Il commença alors, allongé sur les montants, à laisser une partie seulement de sa conscience gouverner le planeur pour regarder le panorama des montagnes étalé au-dessous de lui.
Un paysage montagneux paisible s’étendait, des pentes recouvertes de sombres forêts, leur densité faisant place çà et là à des rangées d’arbres régulières, escaladant uniformément les collines : des cultures de noix ou des plantations de champignons comestibles. Des pentes avaient été défrichées pour faire des pâturages où paissaient des troupeaux, parsemés de petites huttes où vivaient les bergers et, de loin en loin, au bord d’un torrent de montagne, une roue de moulin destinée à la fabrication des fromages ou des fibres qui, grâce aux matrices, pouvaient être tirées du lait une fois le caillé et le petit-lait extraits. Il huma la curieuse senteur d’une fabrique de feutre et d’une autre où les déchets de bois restant après les coupes étaient pressés pour faire du papier. Sur une pente rocheuse, il vit l’entrée d’un réseau de cavernes où vivaient des forgerons et il distingua la lueur de leurs feux dont les étincelles risquaient de menacer les forêts ou les régions habitées.
Les montagnes devenaient de plus en plus hautes et dépeuplées. Allart sentit la pulsation de Donal sur ses pensées – le jeune homme devenait un télépathe habile qui pouvait attirer son attention sans la troubler – et il le suivit le long d’un courant descendant entre deux sommets vers la pierre blanche et mate de la tour de la Tramontane brillant au clair de lune. Il aperçut une sentinelle au sommet qui levait la main pour les saluer et suivit le vol de Donal, qui replia les ailes de son planeur quand il se posa sur ses pieds, fléchit avec grâce les genoux et se redressa d’un seul mouvement souple, laissant traîner ses ailes derrière lui. Mais Allart, moins expérimenté, tomba sur le sol dans un grand désordre de sangles et de montants. En riant, Donal vint l’aider à se dégager.
« Ça ne fait rien, mon cousin ; je me suis moi-même posé ainsi bien souvent », assura-t-il, mais Allart se demanda depuis combien de temps cela ne lui était pas arrivé. « Viens, Arzi prendra ton planeur et le gardera jusqu’à notre retour, ajouta-t-il en indiquant le vieillard tout voûté à côté de lui.
— Maître Donal », dit l’homme dans un dialecte à l’accent si prononcé qu’Allart, qui connaissait la plupart des patois des Hellers, eut du mal à le comprendre, « c’est une joie que de vous accueillir parmi nous, comme toujours. Vous nous faites honneur, dom’yn. »
Il s’inclina gauchement devant les deux jeunes gens.
« Voilà mon vieil ami Arzi, dit Donal, qui sert dans la tour depuis avant ma naissance et qui m’a accueilli ici trois ou quatre fois l’an depuis que j’ai dix ans. Arzi… mon cousin, don Allart Hastur d’Elhalyn. »
Le salut d’Arzi fut presque comique tant il était profond et respectueux.
« Vai dom. Le Seigneur Hastur nous honore. Ah ! c’est un jour heureux ! Les vai léronyn se feront certes une joie de vous recevoir, seigneur Hastur.
— Pas seigneur Hastur, rectifia gentiment Allart. Seulement seigneur Allart, mon brave homme, mais je te remercie de ta bienvenue.
— Voilà bien des années qu’un Hastur n’est pas venu chez nous. Donnez-vous la peine de me suivre, vai domyn.
— Voyez donc ce que les vents nous apportent ! » s’écria une voix joyeuse, et une jeune fille grande et svelte, aux cheveux aussi pâles que la neige sur un pic lointain, s’élança vers Donal en lui tendant les bras. « Donal, comme nous sommes tous heureux de te revoir ! Mais tu nous amènes un invité ?
— Je suis heureux de revenir, Rosaura », affirma Donal en embrassant la jeune fille comme une parente longtemps perdue de vue.
Elle tendit les mains pour accueillir Allart, avec le rapide frôlement des télépathes, qui était plus naturel que le toucher des doigts. Allart, naturellement, avait su qui elle était avant même que Donal ne prononçât son nom, mais quand ils se donnèrent l’accolade, elle sourit et son visage s’illumina.
« Ah ! mais tu es Allart qui as passé la moitié d’une année à Hali ! J’ai appris que tu étais dans les Hellers, bien sûr, mais je ne savais pas que le hasard te conduirait chez nous, mon cousin. Tu viens travailler à la tour de la Tramontane ? »
Donal fut stupéfait de cette rencontre.
« Mais tu n’es jamais venu ici, mon cousin !
— Non, dit Rosaura. Jusqu’à présent, aucun de nous n’avait vu le visage de notre cousin mais nous l’avons touché par les relais. C’est une heureuse journée pour Tramontane ! Viens faire la connaissance des autres, mon cousin. »
Rosaura les fit entrer et bien vite ils furent entourés par plus d’une dizaine de jeunes gens, garçons et filles – les autres étant au travail ou endormis après une nuit de labeur – qui tous accueillirent Donal presque comme l’un des leurs.
Les émotions d’Allart étaient mitigées. Il avait réussi à ne pas trop penser à ce qu’il avait laissé derrière lui à la tour de Hali, et, maintenant, il se trouvait en présence d’esprits qu’il avait touchés là-bas par les relais, il accordait des visages, des voix, des personnalités à des gens qu’il n’avait connus que par le toucher impalpable de deux pensées.
« Viens-tu à Tramontane pour y rester, mon cousin ? Nous aurions besoin d’un bon technicien. »
À regret, Allart secoua la tête.
« Je suis engagé ailleurs, mais rien ne me plairait plus, je crois. Il y a longtemps que je suis à Aldaran, sans grandes nouvelles du monde extérieur. Comment se déroule la guerre ?
— Il n’y a pas grand-chose de changé, répondit Ian-Mikhail de Storn, un mince jeune homme brun aux cheveux bouclés. Le bruit a couru qu’Alaric Ridenow, celui que l’on appelle le Renard Rouge, avait été tué mais c’était faux. Le roi Régis est gravement malade et le prince Félix a réuni le Conseil. S’il mourait – que son règne soit long ! – il faudrait déclarer une autre trêve-pour que Félix soit couronné, si jamais il l’est. Et du côté de notre propre clan, Allart, la nouvelle nous est parvenue par les relais qu’un fils est né de la dame de ton frère dans les dix premiers jours du mois de la rose. Le garçon se porte bien mais la dame Cassilde n’a pas repris ses forces et ne peut lui donner le sein. On craint qu’elle ne se remette pas. Le garçon a été proclamé héritier de ton frère.
— Que les dieux soient loués et qu’Evanda la miséricordieuse sourie à l’enfant. »
Allart murmura avec soulagement la formule consacrée. Damon-Rafaël avait maintenant un fils légitime ; le problème était réglé, le Conseil n’aurait pas à choisir entre un frère légitime et un fils nedestro. Pourtant, parmi les nombreux avenirs, Allart se voyait couronné à Thendara. Rageusement, il essaya de claquer la porte sur son laran et sur ces possibilités déplaisantes. Serais-je souillé par l’ambition comme mon frère, après tout ?
« Et, ajouta Rosaura, j’ai causé avec ta dame il y a trois jours à peine, par les relais. »
Le cœur d’Allart se serra douloureusement et cogna dans sa poitrine. Cassandra ! Depuis combien de temps n’avait-il pas évoqué son image ?
« Comment va-t-elle ?
— Elle semble bien se porter et être heureuse. Tu sais, n’est-ce pas, qu’elle a été nommée surveillante à part entière du cercle de Coryn, à Hali ?
— Non, je ne le savais pas.
— C’est une télépathe puissante, dans les relais. Je me demande comment tu as pu te résoudre à la laisser. Vous n’êtes pas mariés depuis longtemps, je crois ?
— Depuis moins d’un an. »
Non, pas longtemps, un temps tristement court pour laisser derrière soi une épouse bien-aimée… Il avait oublié qu’il se trouvait parmi des télépathes entraînés, un cercle de tour ; pendant un instant, il avait laissé tomber ses barrières mentales et il vit se refléter tout autour de lui la peine de ses pensées.
« Les hasards de la guerre, je suppose, dit-il. Le monde va comme il veut, pas comme toi et moi le voudrions. »
Il se sentit guindé, sentencieux, en formulant ce lieu commun, mais les autres manifestèrent le non-contact discret, le détournement mental qui était de mise chez les télépathes quand des vérités trop révélatrices se montraient. Il se ressaisit tandis que Donal exposait leur mission.
« Mon père m’envoie chercher les premiers des produits chimiques anti-incendie pour pouvoir les installer dans la station au cœur de la forêt de résineux ; le reste pourra être envoyé plus lentement, par des animaux de bât. Nous construisons une nouvelle station contre le feu sur le sommet. On ne parle que de cette lutte, de la saison et des premiers orages. »
Un des léronyn emmena Donal, pour empaqueter les produits chimiques qui pourraient être portés par les planeurs, et Rosaura attira Allart à l’écart.
« Je regrette qu’il t’ait fallu te séparer si vite de ta jeune femme, mon cousin ; mais si tu veux, si Cassandra est dans les relais, tu peux lui parler. »
Devant cette possibilité, le cœur d’Allart battit plus fort. Il s’était résigné, il s’était dit que s’il ne devait jamais revoir Cassandra, ils éviteraient au moins le plus sombre des avenirs qu’il avait visualisés. Il ne pouvait pourtant pas résister à la tentation de lui parler.
La salle des matrices était comme toutes les autres, voûtée, avec des fenêtres bleues laissant filtrer une douce lumière, l’écran de surveillance, le grand réseau des relais. Une jeune femme en ample robe lâche d’opératrice était agenouillée devant, le visage calme et inexpressif de la technicienne dont l’esprit est ailleurs, les pensées prises dans le réseau de relais reliant tous les télépathes de toutes les tours de Ténébreuse.
Allart prit place à côté d’elle dans les relais, ses pensées profondes encore troublées.
Que vais-je lui dire ? Comment puis-je la rencontrer de nouveau, même de cette façon ?
Mais la vieille discipline reprit le dessus, les respirations rituelles pour calmer l’esprit, le corps adoptant sans effort une des positions qui pouvaient être conservées indéfiniment sans trop de fatigue.
Il se projeta dans l’immense obscurité tournoyante, comme un planeur volant au-dessus du gouffre immense. Des pensées tournaient et dansaient autour de lui comme un brouhaha de conversations dans une salle bondée, sans signification parce qu’il ignorait leur origine ou leur contexte. Lentement, en prenant davantage conscience de la structure du réseau de relais à ce moment précis, il sentit un contact plus défini, la voix de Rosaura.
Hali…
Nous sommes en contact, que voulez-vous ?
Si la dame Cassandra Aillard-Hastur est parmi vous, son mari est avec nous à Tramontane et voudrait lui parler…
Allart, c’est toi ? Aussi reconnaissable que ses cheveux flamboyants, que son sourire enfantin et joyeux, il entra en contact avec Arielle. Je crois que Cassandra dort mais pour t’entendre elle sera heureuse d’être réveillée. Dis bien des choses à ma cousine Renata ; je pense souvent à elle avec tendresse et je la bénis. Je vais te chercher Cassandra.
Arielle disparut. Allart se retrouva dans le silence flottant, des messages dérivant autour de lui, sans empiéter sur une partie de son esprit capable de les enregistrer ou de s’en souvenir. Puis, sans avertissement, elle fut là, à côté de lui, autour de lui, une présence presque physique… Cassandra !
Allart, mon amour…
Un mélange de larmes, de stupéfaction, d’incrédulité, de réunion ; une extase instantanée, intemporelle (trois secondes ? trois heures ?), absolue, comme une étreinte. C’était unique, comme le moment où il l’avait possédée pour la première fois ; il sentit les barrières tomber, l’esprit de Cassandra céder et se mêler au sien, une fusion plus totale, une capitulation mutuelle plus complète que l’union de leurs corps. Muette mais absolue ; il s’y perdait, il sentait qu’elle s’y perdait.
Cela ne pouvait durer longtemps, à un niveau pareil. Il sentit l’instant s’éloigner, retomber dans la pensée ordinaire, le contact normal.
Allart, comment es-tu venu à Tramontane ?
Avec le fils adoptif d’Aldaran, pour chercher les premiers produits chimiques anti-incendie, pour la saison des grands feux, qui est arrivée dans les Hellers. Il lui transmit une image du long vol enivrant, du mouvement du planeur, du vent se ruant le long du corps.
Nous avons eu des incendies ici aussi. La tour de Hali a été attaquée par des engins aériens et des incendiaires. Il vit des flammes voraces sur la plage, des explosions, un engin aérien touché et tombant en brûlant comme un météore, désintégré par les esprits joints des onze de Hali, il entendit les cris d’agonie du pilote qui l’avait amené, drogué et suicidaire…
Mais tu es saine et sauve, ma bien-aimée ?
Saine et sauve mais nous sommes tous très fatigués, nous travaillons nuit et jour… Bien des choses me sont arrivées mon époux. J’aurai beaucoup à te raconter. Quand me reviendras-tu ?
Quand les dieux le voudront, Cassandra, mais je ne tarderai pas plus que je ne le dois… En formulant ces pensées, il savait qu’elles étaient vraies. La sagesse serait de ne jamais la revoir. Mais, même à présent, il pouvait prévoir un jour où il la tiendrait dans ses bras et il comprit brusquement que si la mort en était le prix, il ne se détournerait pas… ni elle.
Allart, devons-nous craindre l’entrée des Aldaran dans cette guerre ? Depuis que tu nous as quittés pour aller dans les Hellers, c’est ce que nous avons craint le plus.
Non, Aldaran est trop impliqué dans un conflit familial ; il ne peut pas prendre parti. Je suis là pour enseigner le laran au fils adoptif du seigneur d’Aldaran pendant que Renata s’occupe de sa fille…
Est-ce qu’elle est très belle ? Dans les pensées de Cassandra, muettes mais fort nettes, il sentit de la rancœur, de la jalousie. Parlait-elle de Renata ou de cette fille inconnue ? Il entendit la réponse informulée : des deux.
Très belle, oui… Allart garda des pensées légères, amusées. Elle a onze ans… et aucune femme à la surface de la terre, pas même la bienheureuse Cassilda dans son sanctuaire, n’est aussi belle que toi, mon aimée… Puis ce fut un nouvel instant d’union béate, en pleine extase, comme s’ils s’étreignaient de tout leur corps, de tout leur esprit, de toute leur âme… Il se sentit obligé de rompre. Cassandra ne pourrait tolérer cette intensité longtemps, si elle travaillait comme surveillante. Lentement, à contrecœur, il abandonna le contact, le laissa disparaître, se dissoudre dans le néant, mais tout son esprit et tout son corps étaient encore si imprégnés d’elle qu’il sentait la chaleur de son baiser sur ses lèvres.
Egaré, épuisé ; Allart revint à lui, à la salle des matrices, froide et bleue, à son propre corps frissonnant et souffrant de crampes. Au bout d’un long moment, lentement, il se leva et sortit de la salle à pas de loup, sans déranger les opérateurs des relais. En redescendant par l’escalier de pierre en colimaçon, il ne savait plus s’il était heureux ou malheureux d’avoir pu entrer en contact avec Cassandra.
Cela a reforgé un lien qu’il aurait mieux valu rompre. Pendant cette longue communion il avait capté bien des choses qu’il n’avait pas vraiment comprises avec son esprit conscient, mais il sentait que Cassandra aussi, à sa façon, avait cherché à rompre le lien. Il ne lui en voulait pas. Ils étaient liés plus fortement que jamais, par les liens du désir et de la frustration.
Et l’amour ? Et l’amour ?
Qu’est l’amour, après tout ? Allart ne savait plus si cette pensée était la sienne ou s’il l’avait captée dans l’esprit troublé de sa jeune femme.
Rosaura l’attendait au pied de l’escalier. Si elle remarqua l’air égaré d’Allart, les traces de larmes autour de ses yeux, elle n’en dit rien ; il existait chez les télépathes une certaine discrétion, quand des émotions trop fortes ne pouvaient être dissimulées. Elle dit seulement, avec simplicité :
« Après un contact aussi lointain, tu dois être épuisé. Viens, mon cousin, viens te restaurer. »
Donal les rejoignit à table, ainsi que six ou sept opérateurs de la tour qui ne travaillaient ni ne dormaient. Ils étaient tous un peu excités, après le relâchement de la tension, par le rare plaisir d’une compagnie dans leur tour isolée. Le chagrin d’Allart et le renouveau de son désir pour Cassandra furent vite chassés par une vague de plaisanteries et de rires. Le repas lui parut singulier mais bon : un vin blanc doux de la montagne qu’il n’avait jamais goûté, des champignons cuits de dix manières différentes, un tubercule ou une racine tendre et blanche écrasée puis servie en petites croquettes frites dans une huile odorante, mais pas de viande. Rosaura lui dit qu’ils avaient décidé d’essayer un régime végétarien, pour voir si cela rendrait leur conscience plus sensible. Cela lui parut bizarre et un peu bête mais il avait vécu pendant des années à Nevarsin à un tel régime.
« Avant que vous partiez, il faut qu’on te transmette un message pour ton père adoptif, Donal, dit Ian-Mikhail. Scathfell a envoyé des ambassadeurs à Sain Scarp, à Storn, à Ardais et à Scaravel, et aussi aux Castamir. Je ne sais pas ce que cela veut dire mais en tant que suzerain de Scathfell, il devrait être averti. Scathfell n’a pas voulu confier la nouvelle aux relais, alors je crains que ce soit quelque conspiration secrète. Nous avons entendu des rumeurs d’une rupture entre ton père et le seigneur de Scathfell. Le seigneur d’Aldaran doit être averti. »
Donal parut inquiet.
« Je te remercie de sa part. Nous savions évidemment que de tels événements devaient se produire mais notre léronis est vieille, elle a été très occupée par l’éducation de ma sœur alors nous n’avons rien entendu de précis.
— Comment va ta sœur ? demanda Rosaura. Nous aurions aimé l’avoir ici avec nous pour la mettre à l’épreuve.
— Renata Leynier est venue de Hali pour s’occuper d’elle pendant son adolescence, répondit Donal et Rosaura sourit.
— Renata de Hali ! Je la connais bien par les relais. Ta sœur est dans de bonnes mains, Donal. »
Enfin il fut temps de se préparer à partir. Une des surveillantes leur apporta des paquets bien enveloppés de produits chimiques qui, mélangés à de l’eau ou d’autres liquides, se gonfleraient énormément, en formant une mousse blanche, capable de recouvrir une incroyable étendue de feu. D’autres seraient envoyés dès qu’un convoi par terre pourrait être organisé. Donal grimpa par le sentier abrupt derrière la tour pour examiner les cieux. Quand il redescendit, il avait la mine soucieuse.
« Il pourrait y avoir des orages avant le coucher du soleil, annonça-t-il. Nous n’avons pas de temps à perdre, mon cousin. »
Cette fois, Allart n’hésita pas à se jeter dans le vide et monta par un courant ascendant, en se servant du pouvoir de sa matrice pour aller de plus en plus haut. Cependant, il ne pouvait s’abandonner tout entier au plaisir du vol.
Le contact avec Cassandra, tout délicieux qu’il fut, le laissa troublé et comme vide. Il essaya de chasser toutes ces pensées, car le vol exigeait de la concentration sur sa matrice ; il ne pouvait se permettre le luxe de se laisser préoccuper par d’autres choses. Pourtant, il ne cessait de voir des visages que lui projetait son laran : un gros homme jovial ressemblant singulièrement à don Mikhail d’Aldaran, Cassandra pleurant seule dans sa chambre à Hali, puis se levant et s’armant de courage pour aller travailler aux relais ; Renata affrontant une Dorilys en colère… Il regagna, par la force de la volonté, les hauteurs, le vent sifflant autour du planeur, les courants aériens picotant douloureusement ses doigts tendus comme si chacun était un bout d’aile de faucon, ne se sentant ni homme ni oiseau, planant dans les airs. Il comprit qu’en ce moment, il partageait le fantasme de Donal.
« Il y a des orages devant nous, dit Donal. Je regrette de t’entraîner si loin de notre direction alors que tu n’as pas l’habitude de voler, mais nous devons les contourner. Il est dangereux de voler si près d’un orage. Suis-moi, cousin. »
Il saisit un courant commode et se laissa dériver aidé par sa matrice en s’écartant de la ligne droite vers Aldaran.
Allart voyait l’orage devant eux, il sentait plutôt qu’il ne distinguait les décharges électriques bondissant d’un nuage à l’autre. Ils descendirent presque jusqu’au sol en longue spirale et Allart perçut l’exaspération de Donal.
Allons-nous devoir nous poser quelque part et attendre la fin de l’orage ? Je m’y risquerais bien, mais Allart n’a pas l’habitude de voler…
Je risquerai ce que tu risqueras, mon cousin Donal.
Alors suis-moi. C’est un peu comme de tenter d’éviter une pluie de flèches, mais je l’ai fait plus d’une fois… Il battit des ailes, plana dans un rapide courant ascendant puis il se jeta vivement entre deux nuages. Vite ! La foudre vient juste de tomber et nous n’avons guère de temps avant qu’un autre coup se prépare !
Allart éprouva un curieux picotement violent et ils se trouvèrent environnés d’éclairs. Il aurait volontiers reculé mais il se fia au laran de Donal pour les guider, Donal qui savait quand et précisément où la foudre frapperait. Malgré tout, Allart se sentait transpercé de frissons glacés. Ils volèrent sous une averse soudaine, et il se cramponna, trempé et gelé, aux montants de son planeur, ses vêtements mouillés lui collant à la peau. Il suivit Donal dans la longue plongée vertigineuse du courant descendant, avant d’être soulevé à la dernière minute par un autre qui les porta jusqu’à ce qu’ils planent en cercles au-dessus des tours d’Aldaran.
Donal annonça, une voix dans l’esprit d’Allart : Nous ne pouvons pas descendre tout de suite ; nos planeurs et nos vêtements sont trop chargés d’électricité. Dès que nous mettrions le pied à terre, nous serions assommés. Nous devons décrire des cercles pendant un moment ; plane, étends tes mains pour en évacuer la charge…
Allart obéit et se laissa dériver lentement, rêveusement, en sachant que Donal redevenait faucon, se projetait dans l’esprit et les pensées d’un grand oiseau. En tournant au-dessus du château, Allart eut l’occasion de contempler Aldaran. Durant les derniers mois, c’était devenu pour lui un second foyer et à présent il voyait, un sombre pressentiment au cœur, une colonne de cavaliers montant vers les portes. En tournant la tête, Allart lança à Donal un cri d’alerte muet, alors que le chef de la colonne dégainait et brandissait une épée, un cri presque audible à ses oreilles alors qu’il planait au-dessus des tours, au-dessus de la haute cascade.
« Mais il n’y a là personne, mon cousin, cria Donal, inquiet. Qu’as-tu ? Qu’est-ce que tu as vu ? Vraiment, il n’y a personne ! »
Egaré, Allart cligna des yeux, un vertige soudain lui fit battre les ailes et il se pencha automatiquement pour rétablir son équilibre. La route d’Aldaran s’allongeait, déserte au crépuscule, sans cavaliers, sans hommes armés ni étendards. Son laran lui avait montré, et seulement son laran, la vision de ce qui pourrait, ou ne pourrait jamais, survenir. Tout avait disparu.
Donal oscilla et plongea d’un côté. Son agitation visible poussa Allart à le suivre aussitôt.
« Nous devons descendre, même si nous sommes assommés », cria-t-il puis il envoya une pensée alarmée à Allart : Un autre orage arrive !
Mais je ne vois pas de nuages.
Cet orage-là n’a pas besoin de nuages, transmit Donal angoissé. C’est la colère de ma sœur, qui provoque la foudre. Les nuages viendront. Elle ne nous frapperait pas consciemment mais malgré tout, nous devons descendre aussi vite que possible.
Il se laissa porter par un courant rapide, en déplaçant son poids sur le planeur de manière à s’accrocher verticalement, se servant de son corps comme un acrobate pour faire piquer le planeur. Allart, plus prudent et moins expérimenté, suivit en spirale plus lente ; il sentit tout de même la douloureuse secousse de la décharge électrique quand ses pieds touchèrent le sol derrière le château. Donal déboucla à la hâte son harnais, lança son planeur dans un enchevêtrement de sangles au serviteur accouru pour le lui prendre et marmonna :
« Qu’y a-t-il donc ? Qu’a-t-il bien pu arriver pour troubler ou effrayer Dorilys ? »
Lançant un mot d’excuse à Allart, il partit en courant.